Le migrant. C’est celui qui doit tout abandonner, tout laissé derrière lui. Il doit écrire à nouveau son histoire. Et être un survivant n’aide pas à avancer sereinement dans la vie.

Le théâtre du Rictus a décidé d’adapter le roman « Fuck America » d’Edgar Hilsenrath écrit en 1980. L’auteur a donné vie à son double littéraire, Jakob Bronsky, juif allemand. Un homme solitaire, dépressif et en grand manque d’amour. «Ce matin-là, je n’arrivais pas à calmer ma bite. A la maison, j’ai pris une douche froide illico. Ça n’a servi à rien. J’ai pensé à Auschwitz. En vain. » Il livre sans filtre, sans interdit, sans concessions sur ces pensées, son ressenti. Le travail ce n’est pas pour lui. Mais il devient indispensable pour survivre au quotidien dans les bas-fonds. Car une seule chose l’obsède jour après jour : l’écriture. « Quelque part dans mes souvenirs, il y a un trou. Un grand trou noir. Et c’est par l’écriture que j’essaie de le combler. » Il doit coucher les mots pour conjurer son destin. A l’abri dans son carnet, il parle de sa fuite suite à la montée du nazisme, l’extermination des juifs, le refus de l’accueil des juifs par les Etats-Unis pendant la guerre… A la suggestion d’une connaissance, il a trouvé le nom de son roman : Le Branleur qui se justifie sous tous les sens du terme. Il a dû attendre 1952 pour enfin arriver à New-York. Combien de ces semblables auraient pu survivre si les portes du pays leur avaient été ouvertes plus tôt ? Nul ne le sait. « Quelque part dans mes souvenirs, il y a un trou. Un grand trou noir. Et c’est par l’écriture que j’essaie de le combler. » Un délai assez long qui a donné au final le titre de cette histoire.

Laurent Maindon propose une mise en scène assez ingénieuse. Le plateau se réduit à un matelas, une table et deux chaises. Pas besoin de décors superflu. Parfois, il intégrera la vidéo surtout pour créer une ambiance particulière autour des pages noircies par Jakob Bronsky. On le suit à la fois la vie sur scène par le biais de Nicolas Sansier. Il s’approprie avec sobriété et émotion cet homme à la fois brisé, combattif et désespéré.  « J’ai compris qu’il ne suffit pas de survivre. Survivre ce n’est pas assez. » On le trouve également sous forme de narrateur et de conscience, présent sous les traits de Christophe Gravouil assis au premier rang dans le public. Il se retourne vers les spectateurs pour leur parler. Un duo très complémentaire qui nous immerge au cœur de la complexité humaine. A ce duo s’adjoint Ghyslain del Pino et Yann Josso qui vont interprétés tous les autres personnages avec conviction. Sans oublier Laurence Huby provocante en misérable prostituée et brillante en psychologue.

Une adaptation d’un très roman en 1h10 implique aussi faire des choix dans les récits et dans le ton donné. On retrouve l’humour décalé, des monologues crues et les dialogues incisifs d’Edgar Hilsenrath.  Car l’horreur de la Shoah par exemple n’est jamais vraiment abordée. Mais faut-il décrire ce qui s’est passé pour comprendre les sous-entendus ? A-t-on besoin de mots qui détaillent pour mettre des images ? L’auteur se permet de rire de la question d’identité avec cruauté et impertinence. L’important est de mettre l’Homme, sa condition humaine, ses contradictions, sa perversité au cœur du récit. Loin de l’ « American way of life », l’homme apprend à survivre et peut-être encore espérer.

Une adaptation audacieuse qui mélange subtilement l’horreur, la tendresse et l’humour. Un cri d’un migrant qui veut raconter que son histoire individuelle s’inscrit dans l’histoire de l’humanité.

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