Scélérates, d’Aurore Frémont, met en lumière avec sensibilité et force l’histoire méconnue d’une femme engagée dans une course à la voile autour du monde. En 1989, les concurrents restent majoritairement des figures masculines, souvent imprégnées de misogynie. Le spectacle révèle toute la complexité de cet affrontement entre la mer, la solitude, les mythes et la société.
La mise en scène repose sur une scénographie modeste avec des cordages, des outils de navigation et quelques objets symboliques. Mais chaque geste évoque puissamment la houle, la tranquillité et l’infini de l’océan. Les déplacements précis, la rythmique du plateau nous happent comme une vague, nous immergeant d’emblée dans l’épreuve, la ténacité et la fragilité des personnages. Au centre du spectacle : Juliette. Elle capte l’attention par une présence magnétique, tout comme ses partenaires. On s’attache à Laura Chetrit, Aurore Frémont, Rafaela Jirkovsky et Frédérique Voruz, à leurs rires inattendus, leurs cris bruts et leurs larmes pudiques. Ensemble, elles composent un personnage à plusieurs voix, à la fois drôle, puissante, vulnérable, une figure féminine multiple, fascinante et profondément humaine.
Nous sommes emportés dans un véritable tourbillon émotionnel qui dépasse le récit individuel. Le groupe forme un ensemble solide où chaque comédienne exprime la difficulté à communiquer, mais aussi la force du lien, même ténu. Des voix de mythes oubliés résonnent. Elles incarnent un dieu rageur, vengeur ou compatissant. Le choix de le faire apparaître sur le côté de la scène, coiffée d’une couronne, est d’une grande ingéniosité. Ces apartés poétiques, parfois drôles, apportent un contrepoint précieux à la tension dramatique. Ils participent à incarner l’impétuosité de la mer, cette entité capricieuse et dévorante qui a déjà englouti tant de navigateurs.
Scélérates sonne comme un manifeste. En exposant l’exclusion des femmes du monde maritime, la pièce interroge l’ordre patriarcal et cette double adversité, à la fois physique et sociale, à laquelle elles sont confrontées. La mer devient le reflet de la société, un espace de violence, d’injustice, aussi de beauté et de résilience. Le texte, ponctué de silences maîtrisés et de séquences quasi muettes, fait place à l’angoisse, au doute, à la peur. Cette économie de mots ouvre des espaces d’imagination ainsi que de projection. Mais au fond, ce qui importe ici, c’est de comprendre comment un individu, ici une femme, parvient à faire face à la solitude, à l’imprévu, à l’improbable. Comment garder sa raison ? Comment flirter raisonnablement avec la folie ? Faut-il vraiment trouver des réponses ? Peu importe la destination : c’est le voyage qui fait la Femme.
Scélérates est un spectacle troublant, puissant et profondément humain. Porté par une distribution engagée et une mise en scène d’une grande intelligence, il touche juste. Une œuvre qui remue, interroge et rend hommage aux héroïnes silencieuses que l’Histoire a trop longtemps tenues à l’écart.