Un huis-clos à la fois dense et drôle s’installe devant nous, où le quotidien bascule dès les premières répliques. On est immédiatement frappé par le personnage d’une centenaire libre, franche, sans concession, qui n’a pas peur de choquer ou de charmer. Le luger ne peut pas être le meilleur ami de tout le monde.
L’auteur Benoît Philippon propose une figure singulière dans son roman : Berthe, centenaire de 102 ans. Elle ouvre le feu sur une escouade de policiers et blesse son voisin d’une balle dans le cul. Cela l’amène à un invitation au commissariat de police. « Vous êtes une femme pas banal, Berth. ». Une belle occasion pour elle de révéler ses secrets, ses blessures, ses colères, ses amours et les violences subies. À travers ce portrait, la pièce interroge le temps, l’inégalité de genre, le racisme, les violences physiques, le viol, la vieillesse oubliée, la marginalité acquise. Sans oublier d’interroger le rapport à la loi et à la justice. Les deux sont-ils indissociables? Le récit ne se contente pas de dérouler une biographie fictive. Il explore les zones d’ombre de l’Histoire, de récits personnelles, les silences imposés aux femmes, les coups reçus et ceux rendus, l’affirmation d’une subjectivité longtemps muselée.
Antoine Herbez, qui assure également la mise en scène tout en jouant le capitaine Ventura. Il a construit un décor simple proposant juste le nécessaire avec une chaise, un meuble à tiroir avec de l’alcool, une machine à café, des canettes et des madeleines. En fallait-il plus? Nous sommes censés être dans un bureau d’un commissariat. La structure est ciselée pour proposer plusieurs ambiances, où quelques silences pèsent de sens. Josiane Carle est étonnante en Berthe avec sa voix, son regard, sa posture témoignent d’une grande maîtrise et d’une vraie présence scénique. On vient même à se demander s’il n’y a pas un peu d’elle dans ce personnage. « Dans la littérature, j’ai trouvé des amies. (…) Elles avaient des mots. Moi j’avais des cartouches. » L’alchimie avec son partenaire est palpable et rend plus dense les échanges. Elle transforme ce face à face en duel et en confidence qui laisse le public captif.
Le mélange d’ironie mordante et d’émotions à fleur de peau crée un contraste puissant qui ne lâche pas. On rit, souvent amer, on s’émeut devant une femme qui raconte ce qu’on tait. Ce texte parle à tous : à celles qui ont lutté, à ceux qui ont ignoré ces luttes, à ceux qui doivent décider ce qu’est la dignité pour soi. En outre, il nous oblige à regarder les inégalités de genre, les préjugés liés à l’âge, les violences banalisées, à reconnaître ce qu’on croyait souvent acceptable et à questionner ce que chaque société tolère. Et ce n’est pas une petite partie du spectacle car au final ce n’est pas anodin ces discriminations. La comédienne qui a fait l’adaptation a aussi mis ses convictions au service de l’art et de la dénonciation. Parfois, un luger reste la seule arme pour faire justice.
Mamie Luger est un spectacle pétillant et drôle, porté par deux comédiens passionnés. C’est un hymne à la liberté, à la parole retrouvée, un théâtre qui dénonce et qui soigne. Vous risquez de sortir avec l’envie de vous plonger dans le roman.
Où voir le spectacle?
Au théâtre de l’Essaïon jusqu’au 1 novembre 2025