Il existe des spectacles qui rappellent pourquoi on aime le théâtre et les comédies musicales. Ceux où tout semble vivant, drôle, magique et terriblement maîtrisé. Ici, l’imagination s’allie à la technique, la fantaisie côtoie la rigueur et l’émerveillement devient un art. Ce qui se joue sur scène, c’est une expérience jubilatoire et visuelle, un enchantement total et on en redemande.

Roger Corman signe une comédie d’horreur en 1960. Le succès inspira deux collaborateurs des studios Disney, qui s’allient à l’auteur Howard Ashman et le compositeur Alan Melen pour donner naissance à  comédie musicale culte née à Broadway, en 1982, sous le nom de « Little Shop of Horrors ». Elle reste à l’affiche dans le off-Broadway pendant 5 ans. A son tour, elle est adaptée en 1986, en  film musical avec à la réalisation Frank Oz. En 2022, l’histoire trouve une nouvelle jeunesse grâce au génie créatif de Christian Hecq et de Valérie Lesort, qui signent ensemble une mise en scène d’une inventivité déconcertante et merveilleuse. Après avoir ensorcelé avec 20 000 lieues sous les mers, Le Voyage de Gulliver ou La Mouche, le duo réinvente à nouveau l’art du fabuleux et de la marionnette. Cette nouvelle version s’affranchit de quelques spécificités de l’Opéra comique comme la formation orchestre, version symphonique. On retrouve la formation de quelques musiciens présent sur les bords de la scène. On voit le plaisir de Pablo Campos, Delphine Dussaux, Alphonse Cemin, Arthur Lavandier, Giani Caserotto, Simon Drappier et Julien Loutelier. Dédicace spéciale pour Nima Santonja qui connaît les paroles par coeur de l’ensemble des comédiens. Le sourire et les rires ne manquent jamais derrière son piano.

Quel plaisir de plonger dans un univers totalement débridé, nourri de marionnettes hallucinantes, d’effets visuels bluffants et d’un humour décapant. Ici pas de vidéo comme on peut en voir dans de trop nombreuses créations contemporaines. Ici on revendique le fait main pour donner naissance à des objets poétiques, fous, démesurés et disproportionnés. Chaque scène est pensée comme un tableau mouvant, riche en détails et en trouvailles. On rit, on sursaute, on s’émerveille. Faut-il y avoir une critique de la société avec une revanche de la nature? Que nenni. Il n’y a pas de message. Pourquoi ne serait-il pas autorisé de juste s’amuser? de redonner un autre sens au spectacle vivant? On peut dénoncer en riant. Ce gros misogyne qui frappe ces copines pour prouver sa virilité roule sur une micro-moto. Et en plus, il finira bien mal dans de magnifiques éclats de rires. L’ensemble relève d’une mécanique poétique, presque alchimique, où l’horreur devient un art de la beauté. On y voit aussi des références culturelles d’une grande richesse avec l’univers d’Edward Hopper, des clins d’oeil aux Marx Brother, au gore, aux films de Tim Burton et tellement d’autres aussi. Le travail du couple Hecq-Lesort est d’une précision chirurgicale sans jamais avoir froid aux yeux. Tout respire la passion, le jeu, la joie du théâtre.

Les interprètes insufflent à cette histoire macabre une chaleur et une vitalité irrésistibles. Guillaume Andrieux est un Seymour tendre, attachant et maladroit, bouleversant dans sa naïveté comique. Tandis que Judith Fa donne à Audrey une fragilité pleine de douceur et d’innoncence. David Alexis impeccable en Mushnik malhonnête et pingre, et Arnaud Denissel amusant dentiste sadique à la banane de Didier l’embrouille, électrisent le plateau. Quant au fabuleux trio vocal formé par Sofia Mountassir, Laura Nanou et Anissa Brahmi, il rayonne d’énergie et de swing, apportant cette touche soul et rétro indispensable. Il met le lien entre chaque tableau avec magnifiance et espièglerie. Chaque geste, chaque note, chaque regard trouve sa place dans un chaos organisé d’une précision redoutable. La plante carnivore, manipulée par Sami Adjali et portée par la voix de Daniel Njo Lobé, fascine par son réalisme et sa puissance. On est tour à tour ébahi et conquis par cette créature monstrueuse et irrésistible qui a du répondant. « Lâche moi le pédoncule »

La scénographie d’Audrey Vuong, les lumières de Pascal Laajili et la réorchestration lumineuse d’Arthur Lavandier, qui étoffe la partition en donnant une place éclatante aux cordes, font de ce spectacle un chef-d’œuvre visuel et sonore. Les costumes audacieux de Vanessa Sannino subliment tout le spectacle. Quel élégance pour les danseurs avec leurs vestes avec les motifs comme les boutons peints dessus. On se croirait presque plonger dans un Tati. Cela permet de mettre en avant les danseurs : Ismaël Belabid, Rémi Boissy, Julie Galopin, Joël-Élisée Konan, Benjamin Gouy-Pailler, Justine Maréchal, Shane Santanastasio a.k.a Lil Street Ish et Justine Volo. Toutes les transitions restent millimétrées et l’humour ravageur composent une fresque baroque et joyeuse. Tout est là pour valoriser les toquards, les innocents et les personnages singuliers. Tout ça autour d’une plante exceptionnelle, Audrey 2, qui a une appétence pour le sang humain. Il n’y a qu’un pas pour qu’elle dirige le monde. On en sort émerveillé, riant de bon coeur et d’admiration, conscient d’avoir assisté à un moment rare. Ce spectacle n’est pas seulement une réussite, c’est une célébration du vivant, du grotesque et du sublime réunis. Une chose bien rare au théâtre et par conséquent, il faut choyer ce souvenir.

Une comédie musicale éblouissante, drôle et d’une virtuosité totale. Christian Hecq et Valérie Lesort signent un bijou scénique où l’imaginaire triomphe. Un spectacle d’orfèvres, à la fois populaire et d’une élégance folle, qui réinvente le merveilleux avec une audace inoubliable, pour tous.

Où voir le spectacle? 
Au théâtre de la Porte St Martin jusqu’au 31 décembre 2026

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