Dans Il n’y a pas de Ajar, Delphine Horvilleur interroge avec finesse et profondeur les questions identitaires à travers un monologue théâtral captivant. Ce texte, brillamment incarné par Johanna Nizard, navigue entre humour, érudition et réflexion sur les illusions qui entourent nos certitudes identitaires et cultuelles. Elles nous proposent une plongée hors normes qui déconstruit les dogmes et ouvre des horizons.
Delphine Horvilleur, écrivaine et rabbine, s’est imposée depuis quelques années comme une figure littéraire. Ses ouvrages, notamment Réflexions sur la question antisémite et Vivre avec nos morts, ont rencontré un vif succès. En 2022, elle publie Il n’y a pas de Ajar, un essai incisif qui dénonce « l’étau des obsessions identitaires, des tribalismes d’exclusion et des compétitions victimaires qui se resserre autour de nous ». Ce texte est rapidement devenu un monologue théâtral brillamment interprété par Johanna Nizard, qui campe Abraham Ajar avec une intensité surprenante.
Dans ce seule en scène, Johanna Nizard incarne Abraham Ajar, fils imaginaire d’Émile Ajar, double fictif de Romain Gary, créateur du plus célèbre canular littéraire français. « Je suis le rejeton d’une fiction très réelle ». En 1974, lassé de sa notoriété, Gary invente Ajar, qui obtiendra le prix Goncourt pour La vie devant soi. Gary devient ainsi le seul auteur à remporter deux fois cette distinction, en violation des règles du prix. Ce stratagème à la création du personnage d’Abraham Ajar dans l’imagination fertile de Delphine Horvilleur.
La scène s’ouvre sur la voix off de Bernard Pivot annonçant la mort de Romain Gary le 2 décembre 1980 d’une balle dans la tête et le dévoilement du canular Ajar dans « Apostrophe ». Ce prélude place immédiatement le spectateur dans une dynamique d’éclatement des certitudes. Abraham entre en scène, évoluant dans une cave sombre qu’il nomme son « trou juif », une référence directe au lieu de refuge choisi par Madame Rosa dans La vie devant soi. Fils de l’illusion et de la mystification, Abraham questionne les identités figées. Il devient tour à tour narrateur, conteur et personnage de fiction au service d’une réflexion décapante sur l’obsession contemporaine de l’assignation identitaire. La pièce pose des questions fondamentales : Qui sommes-nous vraiment ? Comment se définir au-delà des cases et des conventions ?
Dans cette pièce créée en 2022, mise en scène par Johanna Nizard et Arnaud Aldigé, le théâtre devient un espace de mise en abîme où les frontières entre fiction et réalité s’effacent et se troublent. Le décor de la cave, conçu par François Menou, participe de cet univers hybride et étrange. On y voit des miroirs, de jeux d’ombres et de lumière traduisant les multiples facettes de l’identité. Abraham, personnage fictif et avatar étrange, joue avec les codes du théâtre yiddish, de la satire politique, de la culture populaire et de la performance introspective.
Delphine Horvilleur, dans son texte, explore l’héritage paradoxal de Gary et d’Ajar. Elle réhabilite ce dernier, victime d’un « suicide littéraire sans consentement », tout en interrogeant les constructions identitaires contemporaines allant du communautarisme aux débats autour de l’appropriation culturelle et des transitions de genre. L’autrice rappelle que nous ne sommes pas uniquement les enfants de nos parents, nous sommes aussi les enfants des livres que nous avons lus, des histoires que nous avons entendues. Une approche très audacieuse qui peut perturber bien des individus.
Johanna Nizard, comédienne d’une virtuosité exceptionnelle, se transforme littéralement sous les yeux du spectateur. Elle passe avec aisance d’un gosse gouailleur à une geisha déglinguée, tout en incarnant les contradictions d’Abraham Ajar. Elle multiplie les transformations, usant d’accessoires et d’un maquillage suggestif pour incarner toute une galerie de personnages.cSon jeu d’actrice, à la fois grotesque et sublime, est porté par une énergie physique et une précision émotionnelle qui captivent d’un bout à l’autre. Elle manie les mots de Delphine Horvilleur avec un humour cinglant et une profonde humanité qui trouble sincèrement le spectateur.
Il n’y a pas de Ajar transcende le théâtre pour devenir une véritable réflexion philosophique et politique sur l’identité. Avec un texte à la fois drôle, percutant et bouleversant, Delphine Horvilleur et Johanna Nizard nous invitent à abandonner les certitudes pour embrasser la complexité du monde et de nos histoires, une véritable ode à la liberté de penser et d’imaginer.
Où voir le spectacle?
Théâtre François Ponsard, Vienne le 10 janvier
Théâtre du Château, Eu le 17 janvier
La Comète, Scène nationale de Châlons-en-Champagne le 21 janvier
L’Espace des Arts, Scène nationale Chalon-sur-Saône les 23 et 24 janvier
Théâtre Molière, Scène nationale archipel de Thau, Sète le 29 janvier
Théâtre de l’Usine, Saint-Céré le 31 janvier
Le Cratère, Scène nationale d’Alès, le 03 février
L’Archipel, Scène nationale de Perpignan, les 06 et 07 février
Centre Culturel d’Uccle, Belgique le 15 février
Théâtre National de Nice du 26 au 28 février
Festival théâtral de Coye la Forêt, le 13 mai