Présenté dans le cadre du Prix T13, Hchouma Blues est de ces spectacles qui bouleversent dès les premières secondes. Nous sommes plongé dans une rencontre d’une intensité rare, déployé avec une justesse saisissante. Porté par un jeune auteur et acteur déjà grand, ce texte brûlant mérite d’être vu, entendu, relayé. Attention, vous ne ressortirez pas indemne.
Hchouma Blues, c’est l’histoire d’un jeune homme pris entre deux mondes. Le sien, celui de son quartier, de la banlieue, de sa culture, de ses codes. Et celui qu’il découvre à l’université, plus bourgeois, plus blanc, plus conformiste. Entre les deux, un gouffre. Un malaise. Une fracture. Ce malaise, il le porte en lui comme un fardeau. Il résonne dans ses silences, dans ses respirations, dans ses mots écorchés. Le texte, d’une grande finesse, dit l’invisible : les contradictions internes, la violence sociale, les héritages invisibles, la difficulté à se définir. Avec des phrases courtes, hachées, parfois rageuses, parfois tendres, le personnage dresse un autoportrait complexe, profond, bouleversant. Le titre lui-même, « hchouma » (la honte, en arabe dialectal), donne le ton. C’est de cette honte dont il s’agit, celle qui colle à la peau, qu’on ne sait pas toujours nommer mais qui infuse partout aussi dans les regards, dans les silences familiaux, dans les discours scolaires, dans les trajectoires abîmées. Mais c’est aussi un « blues », une musique de l’âme, un souffle mélancolique qui se transforme en cri. Pour ce premier travail d’écriture, Hicham Boutahar, du collectif Les Diplomates, montre son talent et son ingéniosité.
Ce qui impressionne dès les premières minutes, c’est la présence scénique d’Alexandre Prince qui incarne Moha. Seul sur scène, avec une sobriété totale avec quelques effets de lumière, un micro, un plateau nu. Il emplit l’espace par la seule force de sa voix et de son corps. Il y a dans son jeu une évidence, une authenticité qui ne se triche pas, qui ne s’invente pas. Chaque mot semble venir de loin, chaque regard cherche le nôtre. Il incarne avec brio cette jeunesse tiraillée entre la loyauté au milieu d’origine et l’envie d’émancipation, d’autres choses, sans jamais céder à la caricature. Il donne à voir un intérieur, une lutte, une dignité qui force le respect. Il est entouré de trois personnalités bien particulières, jouées par Jules Bisson, Élise Martin et Alice Rahimi, avec une professeure de philosophie qui appelle les philosophes par leur prénom, un gars de la cité devenu policier et une étudiante rebelle. Ensemble, ils donnent la voix à la société.
La mise en scène choisit la rigueur et la sobriété. Et c’est un choix gagnant. Elle laisse l’acteur au centre, au cœur, dans sa solitude, dans sa force. Quelques effets lumineux viennent marquer les temps, les tensions, les ruptures. Rien n’est gratuit, tout est tendu, essentiel. Ce dépouillement accentue la force du texte. On n’est pas dans l’illustration, plus dans la résonance. On ressent, on reçoit, on accompagne. Et parfois, on se reconnaît. La salle, d’ailleurs, réagit avec un silence rare, ému, suspendu avec aussi des rires. La salle en arène permet de retranscrire l’ambiance d’un amphi et de nous mettre aussi dans la posture de certains personnages. Nous sommes lui. Nous sommes eux. Nous sommes amenés à aussi réfléchir, comprendre, interroger… Les claps du personnage centrale nous permette d’être dans des apartés où il partage librement ses pensées. Une approche pour renforcer la proximité, l’intimité et la confiance entre nous. Il n’est guère nécessaire d’en faire plus pour emporter, toucher et convaincre. Le temps file et à aucun moment l’ennui nous touche. Nous sommes captivés.
Hchouma Blues parle d’une expérience particulière, celle d’un transfuge de classe, d’un enfant d’immigrés, d’un jeune homme arabe à Paris. Mais il touche à l’universel. Car il parle d’identité, de honte, de famille, de regard social, d’écart et de solitude. Il touche parce qu’il est sincère, nu, sans fard. Parce qu’il pose une parole trop souvent absente des plateaux. Et parce qu’il la fait entendre, avec finesse, humour et une émotion à fleur de peau.
En savoir plus, écouter un podcast.