Une cassette retrouvée par hasard devient l’ouverture d’un tunnel temporel où les voix d’hier se remettent à vibrer. Une émission sulfureuse renaît dans toute sa fougue, comme si l’oubli refusait de gagner la partie. Une jeunesse queer, audacieuse, fragile et flamboyante, remonte alors à la surface pour rappeler ce que signifiait parler vrai dans un monde qui s’y opposait déjà.

Ce qui frappe d’abord est la manière dont le spectacle ressuscite une époque où la parole n’était ni évidente ni protégée, transformant le plateau en archive vivante. Les voix enregistrées, mêlées aux interventions des interprètes, recomposent un paysage sonore où l’interdit côtoie la joie pure, dessinant un patchwork sensible d’un moment charnière. Les appels radiophoniques forment un écho vibrant à ces années où l’urgence d’exister surpassait la peur. On perçoit les rires, les provocations, les doutes, comme si les fantômes de 1989 reprenaient place à leurs micros. Ce glissement entre le souvenir et sa reconstitution scénique nous entraîne dans une zone trouble, presque hypnotique. Le magnétophone devient ainsi un dispositif émotionnel, révélant des failles intimes et des révoltes enfouies. La temporalité se fracture, les époques fusionnent et l’on se retrouve face à une mémoire qui insiste pour ne pas se dissoudre. Les fragments sonores déploient une densité rare, témoignant de ce que signifiait revendiquer sa liberté lorsque la société refusait encore de l’entendre. « Ce soir j’ai de la fièvre et toi tu meurs de froid » transforme ce matériau en un hommage à la résistance des voix marginalisées. On en sort avec la sensation d’avoir partagé une confidence précieuse.

Laure Blatter, Sarah Calcine, Valentin Clabault, Guillaume Costanza et Julien Lewkowicz circulent entre identités avec une fluidité étonnante, prenant tour à tour possession de personnages, d’auditeurs, d’animateurs ou de souvenirs incarnés. Chaque changement d’attitude, de posture ou de timbre développe une palette riche d’émotions, allant du burlesque à la retenue poignante. La construction scénique repose sur une écoute collective, où chaque présence devient le tremplin de l’autre. Les variations rythmiques, les échappées en monologue et les retours dans l’espace radiophonique nourrissent un continuum ludique et vibrant. Les scènes glissent les unes vers les autres, amplifiant le vertige de cette reconstitution en mouvement perpétuel. L’humanité des personnages affleure dans des détails imperceptibles qui soudain sculptent leur solitude, leur courage ou leurs contradictions. Le passé n’est plus une simple matière documentaire. Il s’incarne dans leurs gestes, leurs regards et leurs interruptions. Le plateau devient une arène où la parole se risque autant qu’elle se protège. L’ensemble compose une forme profondément sensible où la théâtralité s’appuie sur une sincérité brute. Une forte intensité circule entre les interprètes, donnant à chaque scène une vibration singulière.

Le voile de brume, l’odeur de cigarette et les lumières sculptées créent un climat presque clandestin, transportant immédiatement vers un monde où la liberté devait se conquérir. Chaque faisceau isole un corps, un aveu, une hésitation, rappelant que l’intime était déjà un acte politique. La scénographie dépouillée met en relief la fragilité de cette communauté radiophonique qui s’accroche à ses nuits comme à des îlots de résistance. Les transitions lumineuses dessinent des zones de parole et des poches d’ombre où s’expriment les non-dits. La tension liée au sida affleure dans les silences, les regards fuyants et les respirations suspendues, jusqu’à devenir une présence invisible qui amplifie l’émotion. La dramaturgie questionne ce que signifie encore aujourd’hui transmettre un héritage queer marqué par la disparition. Un dialogue se tisse entre la fureur d’antan et les inquiétudes contemporaines face aux reculs tout à fait probable. On observe un spectacle qui interroge nos seuils d’écoute, nos responsabilités conscientes et ce que nous faisons des récits que l’Histoire néglige. Le plateau devient alors un lieu de réparation symbolique, où la parole s’élève pour contrer l’effacement. Cette traversée touche autant qu’elle interroge.

On quitte la salle avec l’impression d’avoir traversé un fragment d’Histoire resté trop longtemps silencieux. On se surprend à ressentir une gratitude immense envers ces voix qui refusent de disparaître et qui souligne la rébellion d’être vraiment libre. On comprend finalement que ce spectacle ne raconte pas seulement un passé, il rallume un feu nécessaire.

Où voir le spectacle? 
Au Théâtre Paris-Villette du 19 mars au 4 avril 2026

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