
Il existe des tragédies qui continuent de brûler bien après leur création, comme si leur langue avait été pensée pour traverser les siècles. Ici, le verbe racinien retrouve une énergie nouvelle, portée par une mise en scène épurée qui met les corps et les passions au centre. Le public plonge dans un tourbillon d’amour, de deuil et de violence retenue, servi avec délicatesse et une grande clarté.
Créée en 1667, Andromaque appartient aux premières grandes tragédies de Racine, écrites alors qu’il cherche encore sa place entre tradition classique et désir d’innovation. L’auteur y interroge la fidélité aux morts, la passion destructrice et le destin qui écrase les êtres, dans un monde encore hanté par la guerre de Troie. Dans cette version contemporaine, le texte demeure le socle d’une expérience théâtrale claire et engagée. Les alexandrins respirent, les intentions s’aèrent, les tensions se déploient sans emphase. On redécouvre la psychologique du quatuor tragique, la présence du non-dit, l’élégance étranges et lourdes des circonvolutions qui annoncent l’inévitable catastrophe. La mise en scène éclaire la dynamique racinienne sans la brusquer, révélant comment la parole devient un piège, un refuge ou une arme. Le spectacle montre combien cette pièce, pourtant écrite il y a plus de trois siècles, continue d’interroger nos obsessions amoureuses et nos loyautés impossibles. Un travail qui rend Jean Racine accessible sans jamais le simplifier, offrant un bel équilibre entre respect du texte et modernité d’interprétation.

Anne Coutureau, accompagnée d’Amélie de Luca, choisit un plateau totalement nu, permettant une circulation fluide et une lecture limpide des enjeux. Ce choix radical ouvre l’espace mental des personnages, fait respirer les affects et laisse la langue occuper toute sa place. Patrice Le Cadre imagine une lumière sculptée autour du bleu et du rouge, créant des atmosphères contrastées qui évoquent tour à tour le deuil, la colère ou la braise amoureuse. Les costumes, sobres et surtout les traces de maquillage signées Laétitia Rodriguez introduisent une proposition dramaturgique forte. Il permet de distinguer les origines et les trajectoires de chacun par des motifs corporels. Cette idée visuelle simple devient un véritable outil narratif, comme un tissu de mémoire inscrit sur les visages. La musique de Woodkid, utilisée avec mesure, apporte des respirations sensibles et nerveuses, offrant des transitions puissantes sans jamais voler la vedette au texte. L’ensemble s’organise avec une cohérence délicate, donnant à cette tragédie une allure contemporaine.
Oréade Gagneux, Sébastien Gorski, Eléonore Lenne Le Chevalier, L’Eclatante Marine, Louka Meliava, Pierre Thorrignac, Matthieu Pastore, Rode Safollahi, Perrine Sonnet portent cette vision avec une intensité maîtrisée, jouant sur la retenue autant que sur l’embrasement intérieur. Chacun façonne un personnage lisible, ancré dans une profondeur émotionnelle qui rend la tragédie accessible à tous. Le jeu est tendu, précis, construit autour d’une tension croissante qui enveloppe le spectateur au fil des scènes. On perçoit la douleur d’Andromaque, l’obsession d’Oreste, la naïveté blessée d’Hermione, la fragilité d’Astyanax. La sobriété du dispositif amplifie les corps, les voix, les silences, donnant au spectacle une dimension presque rituelle. Andromaque devient ici un véritable miroir des passions humaines, dans ce qu’elles ont de plus violent, de plus désarmant et de plus illogique. Les deux heures passent avec une fluidité étonnante, portées par une énergie constante et une compréhension fine des enjeux raciniens.
Cette adaptation offre un écrin moderne à une tragédie intemporellement étrange, sans jamais trahir la force du texte. On se laisse emporter par la clarté de la mise en scène et la qualité du jeu, qui révèlent la beauté brutale de Racine.
Où voir le spectacle?
Au théâtre des Gémeaux parisiens jusqu’au 2 février 2026