Entendez-vous grogner au loin l’animal ? Quelle décision allez-vous prendre? Rester le dernier humain ou céder et devenir rhinocéros ?
Écrite en 1959 par Eugène Ionesco, Rhinocéros est une pièce en trois actes, née en Allemagne avant de conquérir la scène française en 1960 à l’Odéon sous la direction de Jean-Louis Barrault. Depuis, ce texte est devenu un classique incontournable du théâtre européen. Il s’est imposé dans les programmes scolaires, attirant des générations de jeunes spectateurs dans les théâtres. De nombreuses compagnies se sont emparées de cette œuvre pour proposer leur propre interprétation, sans jamais trahir sa puissante allégorie sur la montée des totalitarismes à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Le conformisme, ici, devient le maître-mot, quelle que soit la gravité des conséquences.
Bérangère Vantusso signe une mise en scène résolument contemporaine, renforçant la résonance actuelle du texte. L’univers visuel, épuré et clinique, évoque un monde aseptisé, représenté par des murs et des carrés de carrelage immaculés. Au cœur de cette apparente tranquillité, les idées conspirationnistes s’insinuent peu à peu, alimentées par l’incertitude et les peurs collectives. La pièce prend une dimension terriblement actuelle : plus de 60 ans après sa création, le spectre des idéologies extrémistes refait surface, avec des discours de haine et de discrimination qui gagnent en légitimité dans l’espace public.
Chaque bloc qui se fissure ou tombe sous nos yeux suscite un frisson. Progressivement, les personnages cèdent un à un à l’appel du rhinocéros, séduits par la force brute et l’attrait d’une pensée uniforme. Le rire, omniprésent, naît de l’absurdité des situations. Pourtant, ce rire libérateur n’est jamais confortable ; il grince et nous confronte à une humanité vacillante, au bord du chaos. Comment parler des dérives extrémistes sans sombrer dans la banalisation ? Quels mots employer pour éveiller les consciences ? Ces réflexions sont renforcées par une bande sonore, mêlant musique dance et techno, qui imprime une cadence.
Sur scène, Boris Alestchenkoff, Simon Anglès, Thomas Cordeiro, Hugues De la Salle, Tamara Lipszyc et Maika Radigalès livrent une performance saisissante et impliquée. Ensemble, ils nous plongent au cœur d’un système qui s’effondre. Les murs se resserrent, les cubes de céramique se brisent en mille éclats et les barrissements de rhinocéros envahissent l’espace. L’épidémie de rhinocérite progresse, implacable. Est-elle seulement stoppable ? Ou symbolise-t-elle ces fragments d’idéaux et de désillusions qui s’éparpillent, impossibles à recoller ?
Cette mise en scène est un uppercut théâtral d’une sincérité désarmante. Elle nous secoue, nous laisse groggy, mais surtout, elle nous pousse à réfléchir : comment agir, ici et maintenant, pour ne pas céder à notre tour ? « J’ai peur de devenir un autre. » Cette phrase résonne encore longtemps après les derniers applaudissements.