En 1963, Jeanne Moreau chantait « J’ai la mémoire qui flanche, J’me souviens plus très bien ». Monsieur T. sait très bien de quoi parle cette chanson. Sa vie lui échappe totalement jusqu’au point de poignarder sa propre femme et de l’oublier.
Mathieu Touzé en plus d’être l’un des directeurs du Théâtre 14, possède à son arc, d’autres compétences. Il est également metteur en scène et a déjà montré son talent sur le plateau de son lieu. Une nouvelle fois, il s’accapare un texte, un roman Olivia Rosenthal, pour lui donner une nouvelle vie, une nouvelle essence. On retrouve sans surprise et avec beaucoup de plaisir, Yuming Hey, artiste associé du site culturel. La fausse simplicité des décors n’est que là pour sublimer la performance du comédien seul en scène. Et pour accentuer la violence du sujet, on entend des voix offs, de la musique enregistrée et live de Rebecca Meyer ainsi que des projections sur ce très long drap blanc qui traverse l’espace créées par Justine Emard. Yuming Hey reste presque statique, tout de blanc vêtu, face au public. Ce qu’il va nous raconter est loin d’être innocent, sans conséquence, sans émotion.
Assez vite, on devine qu’il est ce M. T qui a tenté de tuer sa femme à coup de couteau. Est-ce un acte d’agression comme l’on en entend régulièrement ? L’homme n’est pas ordinaire ou il ne l’est plus trop. Les diagnostics sont sans appel, il a la maladie d’A. Comme le personnage le dit si bien : « On n’est pas là pour disparaître ». Mais on ne lui demande pas son avis. Progressivement une partie de lui va être inscrite aux abonnés absents. Le mot fait peur : Alzheimer. Un mot que chacun craint devoir faire face un jour qu’il en soit atteint ou que cela soit son entourage. Nous serons amenés à nous rapprocher de lui, à comprendre sa psyché, ses peurs qui prennent le pas sur le monde réel. C’est là que le talent Yuming Hey s’affiche avec beauté, délicatesse et pudeur. D’un simple changement de posture et de son timbre de voix, il devient l’épouse attaqué et oublié qui doit gérer un homme qui la déteste, la fille, le médecin… Et gracieusement, il porte ces personnages avec vraisemblance, force, sensibilité sans jamais dérapé. Il nous emporte avec lui, dans les fragilités, les fissures, les blessures toute pudeur gardée. Quand les 1h15 s’écoulent, on entend un petit silence. Ce moment où l’on digère cette claque artistique avant d’applaudir avec sincérité et satisfaction d’être venu pour voir ça. La pandémie a construit des murs de solitude mais des artistes s’en sont servis pour se surpasser pour montrer le génie humain et la force des mots.
Malgré le masque, vous savez maintenant que vous ne venez pas au théâtre par hasard. Vous venez au Théâtre 14 pour voir la beauté et la souffrance jusqu’au plus profond de votre être.
20 avenue Marc Sangnier
75014 Paris